samedi 30 janvier 2010

Alors quand on ouvre la bouche, ça a le goût sucré de la rhubarbe mais ça n'a rien à faire là, dans le petit magasin. Il est toujours agréable d'y pénétrer, on pousse la porte en verre, elle est d'époque, comme les pavés dans la ruelle, ça tintinnabule au dessus de notre tête. On peut compter sur le vieil homme aux boucles grises qui dépassent de son chapeau, elles tourbillonnent calmement le long de ses tempes. Lorsqu'il tourne la tête à droite ou à gauche elles s'énervent. La colère reste douce, sans brutalité. On peut compter sur lui pour nous surprendre, il transporte une grosse pierre sur un diable. Le diable l'attend au milieu de la ruelle, le passage est obstrué mais les gens comprennent. Lui il boit, à mesure que les jours dégoulinent le long du réverbère isolé dans le renfoncement, éclairant les sacs poubelles entassés. Les rats s'amusent avec les ficelles de plastique blanc. Les pigeons restent dans la gouttière, ils apprécient la présence du vieux, les coudes plantés dans la table minuscule, posée sur les pavés. Lorsqu'il porte la tasse de café à ses lèvres, s'ensuit une longue et délicieuse symphonie, la glougloute. Derrière la vitrine les jeunes vendeuses du petit magasin sont souriantes.
"La bouilloire fait du bruit Veronik"
"Je m'en occupe tout de suite"

Un garçon passe par là, il s'arrête, laisse traîner son regard sur quelques livres. Veronik est dans la cuisine, elle verse l'eau chaude dans les tasses. Elle aime cette vapeur qui s'élève au dessus des sachets. La vapeur de camomille. Elle crie:
"Tu te souviens de ce contrôleur qui marchait en équilibre sur les rails?"
"Quoi?"
"Il avançait vite, on attendait notre wagon"
"Je ne comprends pas Veronik"

Le garçon garde son écharpe mais entre dans le magasin, ça tintinnabule, il court dans les étroits rayons. Son sac en bandoulière est complètement fou, il dérange les étagères, tout finit par terre.
"Veronik viens vite j'ai peur de cet étudiant! Il veut retourner notre petit magasin!"
Le garçon est confus. Veronik apparaît à la porte de la cuisine, elle ne comprend pas, elle non plus. Le garçon arrache la tapisserie fleurie qui recouvre un meuble ancien.
"Mais ça n'a rien à faire là ça les filles! Combien je vous dois, combien je vous dois?"
Ce jeune homme est excité comme une puce. Ses jambes fines, arquées telles les pattes d'araignée, le fond bondir à travers l'espace. Il lance sa carte banquaire dans les airs, hurle une série de chiffres que Veronik s'empresse de plaquer contre les murs. Et il s'éclipse en tintinnabulant.
Le vieux a suivi la scène sans grande passion. Il bougonne derrière le prospectus des machines à coudre Singer. On entend les mobylettes qui pétaradent derrière le pâté de maison, sur la grand rue qui mène au presbytère.
Quand une pin-up vient à passer dans la ruelle, le vieux lui propose d'essayer un costume de danse moderne en lycra, qu'il garde dans sa sacoche depuis très longtemps. Ces filles ne portent jamais de soutien-gorge, il peut donc passer ses mains aux gros doigts sur leurs poitrines naissantes. Mal-voyant, son sens du toucher s'est largement amplifié avec les années.
"Oh vous alors monsieur Cunningham, vous savez parler aux femmes"
La fille frissonne, la blancheur de ses seins...

Le vieux respire fort en la regardant danser autour du diable, elle grimpe ensuite sur la pierre et secoue son corps mince (mouvements amples avec les bras) Quand tout est fini, le vieux remercie tout bas, c'est inaudible, il présente son crâne dégarnis, la fille se rhabille, puis s'en va à son cour étudier Flaubert. Le costume en lycra gît sur les pavés, couvert d'un mélange de sueurs juvéniles. Le soir avant l'arrivée du sommeil le vieil homme se met nu et s'enroule dedans. Je comprends son raisonnement, j'aurais la même approche.
(Admettons: un type arrive tout droit de Pologne, coiffé d'un couvre-chef traditionnel, quoique arrangé sur les côtés, il déborde de bonne volonté, son énergie est à revendre. Ce type a des boucles dans les cheveux, elles sont fraîches, il est jeune. Dans une rue étroite de la ville il découvre un magasin de choses tenu par deux femmes enceintes, il s'y installe, lit la fortune des gens qui passent: il leur offre une tasse de café, quand elle est vide il la retourne, la plaque sur une feuille de papier, de manière à ce que les dernières gouttes s'y répandent en formant un cercle. Sur les bords intérieurs de la tasse, le café a dégouliné en dessinant des formes variables. C'est dans ces formes marrons que le polonais va pratiquer la lecture du destin du buveur de café)

Quand je me retrouve buveur de café, le vieux évoque mon passé proche (quelques jours auparavant) et il a tout bon. J'ai peur je m'accroche à ses petits yeux en pinçant le globe. Des perturbations, une dynamique en cour, rien de définitif, des événements explosifs. Après avoir étudié les formes marrons sur les parois intérieures (des formes étranges, deux silhouettes fantomatiques dans une forêt sombre) il me demande de planter un doigt dans le fond (il reste un peu de café là) et d'appliquer ensuite ce doigt sur la paroi vierge (celle opposée à mon sens de dégustation: je suis droitier, je tiens la tasse de la main droite, deux doigts dans l'anse, le liquide a donc coulé à gauche de l'anse) La trace que je laisse sur la paroi vierge lui paraît vraiment mystérieuse. Elle décrit une sorte d'arc de cercle incomplet (la forme de mon ongle, en fait) Il pense que je vais devoir me battre pour atteindre mes objectifs. Toute cette mascarade me fiche hors de moi, je n'ai aucune envie de me battre, alors je décoche une belle droite dans la joue du vieux et prend la fuite. Je fais demi-tour en arrivant à la fin de la ruelle. Le vieux rit en comprenant que je suis revenu, il veut me donner une tape dans le dos, mais son bras brasse de l'air. Je ris avec lui. Les vendeuses du petit magasin nous regardent, elles rient aussi.

"Quand on est monté dans le wagon, on a immédiatement regretté notre départ, tu te rappelles? On a demandé au chauffeur de nous arrêter sur un viaduc"
"Je ne comprends pas ce que tu dis Veronik"
"Attends je vais faire chauffer de l'eau pour le thé. Je te parlerais du contrôleur après"
"Quoi?"

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