mardi 2 février 2010

Je poussais la bicyclette sur le trottoir, mes compagnons marchaient mollement devant moi. Bent était le plus saoul d'entre nous, il traînait des souliers sur le sol givré. Les murs autour étaient en plâtre, mais pas un seul n'était élégant, pas un seul ne valait le détour, ils avaient tous été bâclés par le maçon. Des bosses et des creux. Des fissures, craquelures et gerçures sur toute la surface. Pourtant cette rue aux murs en plâtre était fréquentée par les touristes en été.
"Tu... tu l'aimes... ou tu fais semblant?" demanda Bent.
"De qui tu parles?" demanda Filip.
"A qui tu parles?" demanda Robbe.
Bent s'arrêta de traîner des souliers, il avait une mèche grasse de cheveux bruns dans les yeux et passait régulièrement sa langue sur sa moustache garnie de chips. Des morceaux tombaient sur sa chemise.
"Je l'ai embrassée... à un bal l'année dernière. On dansait de manière décadente tous les deux"
"De qui tu parles?" je demandai à mon tour.
"Elle m'a demandé de tes nouvelles hier, je crois qu'elle est triste de ne plus te voir. Et tu la méprises, qu'elle me disait, c'est une chouette fille, tu devrais prendre soin d'elle, lui presser des oranges et du citron le matin, la recouvrir de sperme l'après-midi. Tiens, demande à ta grand-mère de lui tricoter une cape"

Silence. Plus personne ne parlait. De grands oiseaux descendaient du ciel à toute vitesse, leurs ailes fendaient l'air dans un concert de sifflets. Ils se dirigeaient droit vers l'amas de couvertures en flammes, non loin de là, sur le toit de la petite église (en fait elle n'avait plus rien de religieux, au fond, à droite de l'autel, une petite porte menait au café)

L'hiver durait. Les cheminées crachaient souvent des nuages gris ou blancs. Dans les forêts les bûcherons tabassaient les boulots avec des haches immenses. La sueur coulaient à leurs pieds en faisant fondre la neige.
"Une cape en laine?" demanda Filip.
Bent acquiesça.
"On appelle ça un châle, ma soeur en met un pour aller à l'école" rétorqua Robbe.
Des gens passaient en voiture, la neige fondue giclait derrière, les chevaux chantaient. J'avais drôlement faim, je fourrai mes mains dans les poches de mon pantalon, les retournai, mais seule une moitié de carte téléphonique y figurait. Le bout de plastique tomba par terre. On arrêta tous d'avancer, on regardait la puce refléter la lune blanche. Je baillai, ma mâchoire se bloqua. Je me mis à agiter la langue dans tous les sens en émettant quelques sons rauques. La bicyclette s'étala sur la route.
"Quel est ce... ça, c'est quoi?" demanda Filip.
Personne ne lui répondit. Moi je ne pouvais pas.
Bent me fixait depuis un moment déjà, je sentais son regard traverser ma glotte.
"Que fais ce débile avec la bouche grande ouverte?"
Robbe leva la tête vers moi.
"Ah tiens oui on dirait un pélican"
On a repris notre marche.

Je commençais à avoir très mal. Le vent froid pénétrait à l'intérieur de mon organisme, je sentais mes poumons se congeler peu à peu. Je ne pouvais toujours pas parler, j'avais peur à présent, combien de temps allais-je rester comme ça? C'était une situation complètement idiote, je devais avoir l'air étrange.
Les yeux de Bent devenaient noirs, il pestait régulièrement, tout allait de travers selon lui, et je l'exaspérais à garder la bouche ouverte. Son esprit n'était pas serein.
"Arrête de jouer au con, j'ai horreur des cons, s'il te plaît, tu fais chier"
Les doigts de sa mains gauche s'agitaient drôlement quand il parlait, hystériques. Ils avaient des convulsions.
Ma langue s'était engourdie, à force de remuer. Elle devait geler elle aussi, mais je ne la sentais plus. Je continuais vaguement de faire sortir ces sons par ma gorge, des râles. En les entendant, quelques images de lapins morts, éclatés contre des poteaux, me revenaient. Je croyais souvent sentir l'haleine de ma grand-mère derrière moi. Elle posait sa main sur mon épaule et frottait sa joue contre la mienne. Sa peau ridée était molle, comme du caramel chaud, c'était agréable.

"Moi je prend ce chemin là, salut" dit Bent, l'air grave.
"De quel chemin tu parles Bent?" demanda Filip.
"Il n'y a rien par là Bent" affirma Robbe.
En effet il n'y avait pas de chemin. Bent était face au mur de plâtre, il avait fait entrer sa tête dans une cavité parfaitement adaptée à la taille de son crâne. Il appliquait ses paumes contre le mur, provoquant une drôle d'impulsion en pliant les bras. On entendait bien qu'il essayait de nous dire des choses, mais le grain de sa voix était trop caverneux, tout était confus, les mots s'emmêlaient les uns aux autres. Filip se mit à courir. Je l'observais, intrigué. Il arrivait déjà au bout de la rue, à l'intersection, il agitait les bras vers nous. Il traversa, tapa du pied contre un réverbère (de la neige tomba sur ses cheveux) puis il revint aussi vite qu'il était parti.

"Robbe, je veux rentrer je suis fatigué, je suis désolé, je sais qu'on devait blanchir notre nuit, mais Bent n'est plus là, il a la tête ailleurs, et l'autre joue au con, et ça m'énerve beaucoup, je m'excuse Robbe, on se reverra, salut"
Robbe n'écoutait pas, il essayait de faire entrer sa tête dans une cavité semblable à celle de Bent. L'ouverture n'était pas assez grande. Il faut dire que Robbe a le crâne large. Filip se remit à courir dans la même direction que juste avant. Je l'observais, intrigué. Il arrivait déjà au bout de la rue, à l'intersection, il agitait les bras vers nous. Il traversa, tapa du pied contre un réverbère (le clocher de la petite église sonnait 4 heures) puis il revint aussi vite qu'il était parti.
"Qu'as tu voulus dire Filip? Je n'ai pas écouté" demanda Robbe en renonçant à la cavité trop étroite.
"Je n'ai rien dit Robe. Je m'inquiète seulement de l'espérance de vie de ce débile" fit-il en agitant le pouce vers moi.
"Je ne crois pas que ses jours soient comptés, Filip. Crois-moi, il va nous agacer encore un temps"

Les paroles de Robbe me rassurèrent. Je voulais sourire mais n'y parvenais évidemment pas. Je sentis mon coeur se réchauffer légèrement, faisant circuler du sang tiède dans mes veines. Seuls mes yeux devaient s'illuminer, j'imaginais. Mais j'avais toujours cette atroce douleur à la mâchoire, et j'entendais de moins en moins bien. Mes oreilles se bouchaient, comme si je passais sous un tunnel. Aux côtés de ma soeur dans le train, on allait dans les Vosges faire du ski. Sous Paris il pleuvait un peu, ma soeur pleurait un peu quand on se retrouvait sous un tunnel. Mais elle n'était pas encore né quand mon père et moi s'amusions à crier dans ce tube de béton au milieu du parc. Elle était toujours dans le gros ventre de ma mère, qui marchait avec Nadine en prenant des photos.
"Robbe, tu sais, je t'aime. Et si tu devais mourir avant moi, je viendrais à ton enterrement. Pendant que le curé déballerait toutes ses saloperies d'usage, je viendrais te rejoindre dans le cercueil. J'enlèverais ton pantalon, ton caleçon large, tes chaussettes, et je poserais ma tête aux côtés de ce sexe sans vie. Tu comprends Robbe? Je t'aime, comme un fou"
Robbe ne comprenait apparemment pas. Sa bouche avait pris une forme bizarre, genre cul de poule, mais en plus large.
"DO, BULU... TUK"
Des syllabes dégringolaient de ses lèvres, ça n'avait pas de sens, je respirais très mal. Il semblait que mes poumons rétrécissaient, ça me lançait furieusement.
"Que veux-tu dire Robbe? Parle moi clairement, tu m'effraies tout à coup à faire le pitre"
"FRU, FILIBI..."
Il se remit à neiger dru. Des bûcherons sortaient de chez eux debout sur leurs luges.
"STACK, FLOP"
"Merde Robbe tu vas pas me faire ça à moi! Ne me dis pas que... tu... Tu joues au con, c'est ça? Tu joues au con comme l'autre!"

Filip reculait, doucement, les yeux remplis de terreur. Il se sentait terriblement seul. Intérieurement je jouissais. Je ne comprenais pas non plus ce qui arrivait à Robbe, mais voir Filip en état de panique me rendait joyeux. Bent marmonnait quelques balivernes incompréhensibles, la tête toujours calée dans la cavité du mur en plâtre. Filip était bien finalement le seul type que je n'ai jamais pu supporter. Filip était un type méprisant, sournois. Il n'aimait pas les faibles. Filip grimpa dans un bus et s'en alla. Il plaqua sa figure contre la vitre arrière, nous regardant nous éloigner à mesure que le bus avançait lentement sous la neige, dans la rue aux murs en plâtre. Sa manche venait parfois essuyer la buée provoquée par son souffle vif. Le souffle saccadé d'un homme en effroi. Je ne savais pas combien de temps j'allais tenir dans cet état, mais j'étais heureux de vivre ces derniers instants aux côtés d'êtres chers. Sous la neige.

"BULU, CLOCK... TUK" fit Robbe, alors que mon pouls n'atteignait plus qu'une dizaine de pulsations par minute.

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