vendredi 26 mars 2010

"On peut voir à travers mon corps, voyez? Ma main fait coucou l'autre côté"
Demandez à Rob le facteur, au sujet de Maud.

Une traînée. Aguicheuse, fière, le menton levé, les épaules en arrière, sa poitrine est impressionnante. Le regard sombre mais pétillant elle marche vers les hommes. Les nouveaux. Ils la voient arriver, c'est déjà trop tard, ils veulent tous aller manger quelque part avec elle. Ils y parviennent presque tous, elle les laisse. Besoin de changer de sexe, se lasse vite. Même si elle le trouve joli, assez long, plutôt épais. Maud en fait passer un maximum entre ses lèvres ouvertes. Enfonce ses crocs dans les coeurs fragiles. Ils devraient être mis au courant. Avant d'être enlacés. Avant d'être ligotés. Maud devrait être marquée au fer rouge, sur le front, qu'on la reconnaisse quand elle apparaît à un bal.
"Oui, une croix, sur le front"
Les pensées d'un homme refoulé par cette femme peuvent l'égarer vers des monts aux falaises abruptes. Une chute. Directe, violente, sans roulés-boulés le long d'une pente d'herbe verte. Seule les chèvres ne craignent pas de tomber là. Les bouquetins.

Maud pousse (légère impulsion dans le dos de sa victime, ne regarde pas ce qu'elle fait, agit sans prendre en compte, les conséquences, les déclarations, préfère s'émerveiller du lapin rose qui gambade dans la prairie là-bas) toujours la tête haute, chacun à son tour, même Rob le facteur y passe, du bout de ses doigts gantés de cuir rouge, elle pousse. On finit plus bas, écrasé contre les récifs, empalé sur un stalagmite. Mais toujours sauf, la vie est toujours là, dans un corps coquille mutilé par le choc (un trou dans le ventre, un bras déboîté, une jambe sans rotule) L'homme, la conscience en ébullition, amème de ressasser tout ce qu'il a partagé avec la traînée. Un baiser, une soupe aux carottes, des draps, une bicyclette. Chaque minute compte, chaque échange verbal, chaque promesse spontanée, irréfléchie. Des projets factices, planifiés sans retenue, des mots lancés dans les airs comme ça, comme on jette une endive à la tête d'un piètre chanteur de cabaret.

Rob le facteur pilote une Vespa à toute berzingue sur les routes de campagne.
"J'aimerai être à l'heure pour manger avec ma soeur"
Le courrier était important aujourd'hui, il rentre tard. On voit le paysage défiler dans ce trou au milieu du ventre, les virages sont nombreux, ça serpente en vérité. Pas de grelot sur la mobilette, un klaxon aigu. Le faon ne réagit pas, croque une pomme. Rob envoie valser son engin dans les côtes du pauvre animal, la roue se voile. Rob aurait pu freiner mais il n'y a pas pensé. Le faon est couché ses yeux s'affolent, ils cherchent quelque chose, dansent dans leurs orbites. Une mousse blanche se forme au coin de ses lèvres noires. Son cou ne la supporte plus, la tête s'abat sur le bitume, le facteur s'agenouille à côté et se met à fredonner (à la clairefontaine) Le faon ne ferme pas les yeux, est-il déjà mort?
Rob le facteur s'accorde quelques sanglots, se frotte contre un noisetier. D'une craie il trace des cercles quelconques autour de l'accident. Le périmètre. Rob s'installe, ôte sa casquette, plie sa veste, il va veiller, passer la nuit sur la route, en tailleur. Recouvre d'allumettes enflammées le corps du faon, cuire quelques marshmallows.
"A la belle étoile. La météo prévoit une nuit sans nuages, remplie de lucioles"
Un fumet de barbecue s'élève au dessus de la forêt.
Le pardessus.

Il pendait à la porte de l'armoire. L'homme l'observait depuis plus d'une heure. De retour du magasin, il l'avait lancé là, geste de négligence. La rancoeur tambourinait sous sa peau. Il s'était affalé dans un profond fauteuil, la tête enfoncée dans la chemise, les sourcils dans les yeux. Il ne bougeait plus. Une jambe seulement tremblait. Il ne l'aimait pas, ce pardessus. Il était bien trop large pour lui, on ne voyait même plus ses mains quand il l'enfilait. Ses épaules doublaient de volume, il avait l'air bouffi, il détestait avoir l'air bouffi. Pourquoi l'avait-il acheté? Lui qui aimait paraître impeccable, que les gens s'arrêtent sur son allure, qu'on le félicite.
"Je vous trouve très élégant"

(Les mains dans les poches du pardessus) A travers le tissus, il pince du bout des ongles. Il pince le velours gris du pantalon. En le remontant, il sent l'air immerger ses fines chaussettes à motifs jacquard. Puis sa bouche se tord, il n'a jamais vu cette petite fille dans sa rue. Vêtue d'un manteau bleu marine en laine elle court après un rouge gorge peu craintif. Un noeud vert dans les cheveux, sympathique boule capillaire blonde. Blancheur enfantine.

"C'est idiot" dit-il en pliant le bras devant son torse. Il le remonte doucement, avançant son poignet à bonne distance de sa figure, permettant de jeter un coup d'oeil à sa montre. "Si je n'avais cet absurde rendez-vous chez le dentiste, j'offrirai sans attendre un thé à cette jeunette"

L'enfant trotte toujours sur la chaussée, au ralenti, les yeux pétillants (pensez aux rayons d'une bicyclette scintillants sous le soleil d'avril) Son écharpe décrit des mouvements amples et souples, animée par la course et la bise. La même qui souffle dans les cheveux de cet homme qui s'apprête à arpenter les trottoirs de la ville. Pour se rendre chez le dentiste.

Une neige se met à tomber, lentement, recouvrant les arbres et les chapeaux. Une neige de sucre, saupoudrée par quelques types en redingotes. Du haut de leurs échasses, ces types parlent fort de manière à ce que tout le monde entende. C'est ce que font les gens importants. Ceux qui ont des choses à dire. Ceux qui connaissent. (Ils ont le savoir et le font ouïr)

Le rouge gorge ne peut plus voler, écrasé sous le poids du sucre. La petite fille se met à pleurer, elle le saisit, le porte à ses petites lèvres.
"Je n'irai pas chez le dentiste ce matin" hurle l'homme en crachant chaque syllabes devant lui. Sa moustache soyeuse s'ébouriffe à mesure qu'il crache, de puissants souffles surgissent à toute vitesse de ses narines. Il fait craquer sa nuque d'un vif mouvement du chef, retrousse son pantalon de velours gris et... Promptement il soulève la jeunette, la prenant à bras tendus, sous les aisselles. Au dépourvu. L'homme court à présent sans savoir où aller. Il sait qu'il ne peut pas la ramener chez lui, que dirait sa femme?
Les types en redingote se sont arrêter sur leurs échasses non loin de là, à l'entrée d'un domaine boisé. Ils décident du chemin. Par où faut il poursuivre la semence? Par les champs ou par le bois, de toute manière le canton est à recouvrir, il s'agit d'être méthodique.

"Méthodique!" brame l'homme au pardessus. "Méthodique, il me faut une méthode si je veux séduire cette fille dans les règles"
L'enfant ne bronche plus, caresse le rouge gorge, le réchauffe dans ses petits doigts. Ses larmes ont vite séchées. Sa tête remue car l'homme n'est pas habile avec elle lorsqu'il court.

jeudi 25 mars 2010

Il y a toujours un goût de mélancolie qui traîne. Il ondule comme une vague de chaleur au dessus d'un grille-pain. Les gestes lents on avance sans grande conviction. L'esprit livré trop longtemps à lui même s'expose à l'ennui, il faut alors l'occuper, mettre en branle ses mains, ses coudes, son torse, ses hanches. Ou simplement sa cervelle, qu'elle travaille, ses yeux suivent les lignes d'un ouvrage. On écoute une pièce. Le poignet trace des lignes sur une toile pendue. Le problème peut alors venir de l'humeur: a t-on l'envie suffisante, la motivation nécessaire, le goût adéquat à l'activité entamée? Il faut faire face à un choix, bien déterminer ce que l'on veut faire. Réflexion faite. Le choix n'est jamais heureux, il implique de mettre de côté un certain nombre de choses. Peut-être aura t-on le temps de s'en occuper plus tard, de ces choses? Le tout est de se concentrer sur son choix, ne pas faire marche arrière. Ne pas mélanger, ou pas trop. S'atteler à plusieurs projets à la foi est risqué, on fait tout assez négligemment, de travers. Néanmoins la concentration n'est pas une mince affaire, les pensées divergent facilement, on ne les contrôle qu'à moitié, l'esprit est autonome oui. On en arrive vite à ne rien faire, à force de trop réfléchir. On ne fait rien, non, mais on réfléchit. C'est ce que fait l'homme quand il ne fait rien. On reste assis, on se demande ce qu'on va vivre, la semaine prochaine, dans un mois, l'année suivante. On s'interroge, on espère que sa grand-mère sera toujours vivante quand on va rentrer, on se dit qu'on n'a pas vécu assez de choses avec elle. On voudrait commencer à s'activer, immédiatement, mais le corps ne répond pas. C'est la flegme. La flegme est-elle néfaste? Tout dépend du contexte, de l'urgence. On se lasse, alors on se lève, on balaie d'un revers de la main le tas de miettes de pain, et on tourne en rond dans la pièce, enfin on essaye, car il y a des objets, des tables, des malles, des grandes feuilles étalées par terre, il faut les éviter, les cercles sont maladroits, on effectue plutôt des patates sur le sol. On est enfin occupé, un petit moment. Tant qu'on est debout à tourner, on se déplace dans le bâtiment, on croise des gens, on parle un peu, des bribes de conversations, sans intérêt. Mais la présence humaine est importante quelquefois, j'entends le contact avec une autre personne que soi-même. Quand on a assez consommé de présence humaine, on retourne s'asseoir et on regarde devant, les oiseaux chantent dehors il fait beau il fait plutôt bon, encore un peu frais, on enlève son pull, le printemps est arrivé. L'hiver a été long. La vitre de la fenêtre en face est brouillée, il y a des bosses, c'est flou, on ne voit pas bien l'extérieur. Simplement les formes, les couleurs. Et encore, ça reste pâle. C'est un peu triste. Un tissu rouge flotte avec le vent. On pense à la plage, on voudrait sentir le sable glisser entre ses doigts de pieds. Expérimenter une flegme idéale. La bise pousse le voilier au fond. On voudrait s'allonger sur la chaise longue qu'on voit vide sur le pont, siroter une citronnade fraîche. Fermer les yeux et rester tranquille.